Читать онлайн «Le Poison d'amour»

Автор Эрик-Эмманюэль Шмитт

© Éditions Albin Michel, 2014

ISBN : 978-2-226-33340-7

« Amour, donne-moi ta force et cette force me sauvera.  »

Shakespeare, Roméo et Juliette.

Journal de Julia

Je me change, je me maquille, je suis la plus heureuse des filles car je vais rejoindre ma bande, je me change, je me parfume, je me change, je me change, je me maquille, je sors, je recours dans ma chambre, je me change, je me coiffe, je me change, je me change puis j’éclate en sanglots : trop moche, je reste chez moi ! On n’a jamais souffert autant que moi…

Étouffée par les larmes, je consulte mon téléphone pour savoir si mes amies s’inquiètent. Rien. Zéro message. Je ne manque à personne.

Du coup, je décide d’avaler une boîte de somnifères. En cinq secondes, je monte la chercher dans la chambre de ma mère – la maison m’appartient ce soir, toute la famille dîne chez grand-mère. À l’instant où je vais ingurgiter le cocktail fatal, je me souviens de l’affreuse semaine passée à la clinique l’hiver dernier et je renonce. Ma précédente tentative de suicide m’a guérie du suicide : j’ai eu très mal.

Au lieu de me tuer, je finis la barquette de crème glacée aux marrons dans le frigo. La vanille aussi. La fraise.

À vingt et une heures, mon téléphone bourdonne d’appels des filles qui s’alarment de ne pas me retrouver au Balmoral, notre quartier général, et je comprends que c’est la véritable heure du rendez-vous, non pas dix-neuf heures comme je le croyais.

Raphaëlle, Anouchka et Colombe ne m’ont pas trahie, je ne suis plus seule sur terre.

Hors de question pourtant de me montrer dans cet état, surtout au retour des vacances. Ah, quelle soirée réussie… j’ai le visage bouffi de chagrin et demain je serai plus grosse qu’une vache.

Journal d’Anouchka

Ce matin, j’ai profité des trois heures où il n’y avait personne pour m’enfermer dans la chambre des parents et me scruter sur l’unique glace en pied de notre appartement.

Il ne faisait pas froid, cependant me dénuder en cet endroit où d’ordinaire je circule habillée m’a donné des frissons.

J’ai essayé de m’examiner sans préjugés, je le jure ! Eh bien, franchement, en toute impartialité, je ne ressemble pas à ce que j’aime…

D’abord, j’ai vu une étrangère. La fille aux genoux rapprochés écrevisse, aux bras trop longs, aux seins déséquilibrés, au sexe qu’elle camouflait de ses doigts maigres n’avait rien à voir avec Anouchka, l’Anouchka que je suis, enfin que j’étais, que je connais depuis toujours.

Ensuite, le reflet que j’avais sous les yeux n’évoquait pas une adulte. Oh, j’accepte de quitter l’enfance mais à condition de devenir une femme. Pas ça ! Je m’apparente au chaînon manquant. Ça part dans tous les sens, ça se fout de la symétrie, ça n’est pas harmonieux, ça sent, ça prend des couleurs saugrenues et ça se couvre d’éléments parasites. En résumé, je sécrète du poil, des boutons, de la graisse et des odeurs.

Elle s’enclenche mal, ma vie. Impossible de séduire encombrée d’un corps pareil, même s’il s’arrange un peu ! Mon salut se réduit au dicton qui atteste que « tous les goûts sont dans la nature ». Oui, il y aura peut-être un jour un garçon débile qui me trouvera potable… Mais me plaira-t-il, ce crétin ?