Читать онлайн «F. Chopin»

Автор Ференц Лист

Franz Liszt

F. Chopin

I

Weimar 1850.

Chopin! doux et harmonieux génie! Quel est le cœur auquel il fut cher, quelle est la personne à laquelle il fut familier qui, en l'entendant nommer, n'éprouve un tressaillement, comme au souvenir d'un être supérieur qu'il eut la fortune de connaître? Mais, quelque regretté qu'il soit par tous les artistes et par tous ses nombreux amis, il nous est peut-être permis de douter que le moment soit déjà venu où, apprécié à sa juste valeur, celui dont la perte nous est si particulièrement sensible, occupe dans l'estime universelle le haut rang que lui réserve l'avenir.

S'il a été souvent prouvé que nul n'est prophète en son pays, n'est-il pas d'expérience aussi que les hommes de l'avenir, ceux qui le pressentent et le rapprochent par leurs œuvres, ne sont pas reconnus prophètes par leurs temps?… À vrai dire, pourrait-il en être autrement? Sans nous en prendre à ces sphères où le raisonnement devrait, jusqu'à un certain point, servir de garant à l'expérience, nous oserons affirmer que, dans le domaine des arts, tout génie innovateur, tout auteur qui délaisse l'idéal, le type, les formes dont se nourrissaient et s'enchantaient les esprits de son temps, pour évoquer un idéal nouveau, créer de nouveaux types et des formes inconnues, blessera sa génération contemporaine. Ce n'est que la génération suivante qui comprendra sa pensée, son sentiment.

Les jeunes artistes groupés autour de cet inventeur auront beau protester contre les retardataires, dont la coutume invariable est d'assommer les vivants avec les morts, dans l'art musical bien plus encore que dans d'autres arts, il est quelquefois réservé au temps seul de révéler toute la beauté et tout le mérite des inspirations et des formes nouvelles.

Les formes multiples de l'art n'étant qu'une sorte d'incantation, dont les formules très diverses sont destinées à évoquer dans son cercle magique les sentiments et les passions que l'artiste veut rendre sensibles, visibles, audibles, tangibles, en quelque sorte, pour en communiquer les frémissements, le génie se manifeste par l'invention de formes nouvelles, adaptées parfois à des sentiments qui n'avaient point encore surgi dans le cercle enchanté. Dans la musique, ainsi que dans l'architecture, la sensation est liée à l'émotion sans l'intermédiaire de la pensée et du raisonnement, comme il en est dans l'éloquence, la poésie, la sculpture, la peinture, l'art dramatique, qui exigent qu'on connaisse et comprenne d'abord leur sujet, que l'intelligence doit avoir saisi avant que le cœur en soit touché. Comment alors la seule introduction de formes et de modes inusités, ne serait-elle pas déjà dans cet art un obstacle à la compréhension immédiate d'une œuvre?… La surprise, la fatigue même, occasionnées par l'étrangeté des impressions inconnues que réveillent une manière de procéder, une manière d'exprimer ses pensées et son sentiment, une manière de dire dont on n'a point encore appris la portée, le charme et le secret, font paraître au grand nombre les œuvres conçues en ces conditions imprévues, comme écrites dans une langue qu'on ignore et qui, par cela même, semble d'abord barbare!